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Dürer Alchimiste

ou l’Art de conjuguer pensée symbolique et pensée sensible



L’être pensant élabore, en réponse aux perceptions venues des sens, des images, des sensations, des concepts, destinés à être associés pour apprendre, créer et agir. Il réfléchit, raisonne, imagine, évoque, conçoit, philosophe, devine, cherche, suppose, reflète …, autant de modes de pensées que d’appréhension du monde !

Alors que ces associations de sensations et d’idées tendent depuis des siècles à rechercher une unité et des lois, la pensée actuelle la plus avancée se montre plus attentive à la différence et à la complexité des êtres et plus ouverte aux possibles qui échappent au déterminisme des lois, et dénonce deux failles majeures dans la démarche idéologique. D’une part la pensée unique, par la réduction des phénomènes physiques, psychiques et sociaux, à une loi, à une explication, à une cause, est insuffisante pour conduire à la compréhension exacte et complète de la réalité ; d’autre part la charge émotionnelle accompagnant les idéologies s’adresse plus à l’affectivité qu’à l’intelligence, et leur défaut d’ouverture intellectuelle n’est compensé que par un surcroît de passion, et presque de violence quand elle se traduit en action. La pensée symbolique et la pensée sensible tendent à rectifier ces défauts « d’optique » en décomposant les rayons de lumière de la pensée à travers leurs prismes respectifs, le symbole et l’aperception, pour retransmettre à l’être pensant ce qu’il est en mesure de saisir.

Le mot « symbole » concentre en lui-même les aspects de cette pensée à la fois parcellaire et réunifiée. Issu du grec ancien « sumbolon, σύμβολον », il dérive du verbe « sumbalein », de « syn-, avec », et « -ballein, jeter, mettre ensemble, joindre, comparer, échanger, se rencontrer, expliquer ». En Grèce, un « sumbolon » était au sens propre et originel un tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux contractants, de sorte que la réunion de ces morceaux, par un assemblage parfait, constituait une preuve de leur origine commune et un signe très fort de reconnaissance. Le symbole résulte du mouvement de ses deux parties l’une vers l’autre, afin de reconstituer un « tout » unique et parfait, leur « symbolique » s’attachant aux mouvements des parties et aux forces qui les séparent et les réunifient.

La pensée symbolique procède ainsi par associations et dissociations, l’antonyme littéral du « symbolique », ce qui relie, étant le « diabolique », ce qui divise (du grec « diaballein », de « dia- à travers », et « -ballein, jeter », c’est-à-dire diviser, disperser, par extension rendre confus). Le « diabolique », au sens propre est pour les Grecs le bâton qui semble rompu lorsqu’il est plongé dans l’eau, et devient au sens figuré l’apparence trompeuse. La notion chrétienne de Diable tentateur est issue de la confusion de cette signification avec celle de l’ange révolté déchu Lucifer du christianisme et du judaïsme. Dans la Septante, version de la Bible hébraïque en langue grecque, on lit « ὁ ἑωσφόρος ὁ πρωὶ ἀνατέλλων, le porteur d’aurore, celui qui se lève le matin ». L’étymologie grecque de Lucifer « Φωσφόρος, Phosphoros », est « porteur de lumière », comme en latin « lux, luci- » signifie « lumière » et fer, « porteur », et le nom d’étoile du matin lui est donné, sans qu’il ne soit fait de lien avec Satan.

Le Diable est représenté dans la gravure d’Albrecht Dürer (1471-1528) « Le Chevalier, la Mort et le Diable » (1513), et l’ange androgyne de « La mélancolie, MELENCOLIA § I (1514) suggère un porteur de lumière en manque paradoxalement… de lumière. C’est aussi en 1514 que Dürer grave « Saint Jérôme en son étude », et complète ce triptyque de gravures illustrant le travail d’une conscience en quête d’elle-même. Goethe (1749-1832) clamait son admiration pour l’œuvre de Dürer : « Ne rien sous-estimer, ne rien tourner en ridicule, ne rien embellir, ne rien enlaidir, que le monde soit pour toi comme l’a vu Albrecht Dürer, avec sa vitalité et sa virilité, sa force intérieure, sa fermeté… O viril Albrecht Dürer, bafoué par les ignorants, combien j’admire tes traits burinés. »

Goethe évoquant la vitalité et la force intérieure s’appuie ainsi sur une « pensée sensible » pour « saisir », traduire et transmettre le sens de l’œuvre de Dürer contenu dans ces gravures, lieux de passage entre le senti et le ressenti, la perception du visible et l’aperception de l’invisible, les deux faces d’une réalité saisie par un esprit éclairé et « initié » à la fois « en force » et « en puissance ». Leibniz (1646-1716) distinguait de la sorte entre perception et aperception, comme on peut entendre le bruit de la vague sans pourtant discerner le bruit de chacune des gouttes d’eau qui la composent, le bruit de chaque vague se fondant pareillement dans la rumeur continue de la mer au loin.

La dynamique de la pensée sensible se manifeste en permanence, mais paradoxalement de manière insensible, et intervient jusque dans la recherche rationnelle et la découverte scientifique. Einstein lui-même racontait : « La théorie de la relativité, je l’ai découverte en jouant une sonate de Bach ; la théorie de la variation possible de la masse avec l’énergie, en écoutant chanter les oiseaux dans une forêt. J’ai su que c’était cela ! » Il lui restait à en faire la démonstration rationnelle : question de physique mathématique et de méthode scientifi­que. Grâce à sa formation intellectuelle, à sa sensibilité à l’art et à la nature, à une concentration méditative et prolongée, la coïncidence s’est soudain produite, la synesthésie symbolique (« synesthésie » du grec « syn, union » et « aesthesis, sensation », phénomène par lequel deux ou plusieurs sens sont associés) s’illuminant en intuition.

Déjà artiste accompli, Dürer sera initié au rôle des mathématiques dans les proportions et la perspective. Il étudie les « Éléments » d’Euclide, les théorèmes pythagoriciens et le traité « De architectura » de Vitruve, et met en pratique ses nouvelles connaissances dans ses œuvres artistiques, notamment dans la gravure « MELENCOLIA § I », dans laquelle il glisse un carré magique, un polyèdre constitué de deux triangles équilatéraux et six pentagones irréguliers. Son œuvre mathématique majeure reste les « Instructions pour la mesure à la règle et au compas », qui développe en quatre livres les principales constructions géométriques, celles des polygones réguliers à 5, 7, 9, 11 ou 13 côtés et de la trisection de l’angle et de la quadrature du cercle, de solides géométriques (cylindre, solides de Platon..), et une théorie de l’ombre et de la perspective.

L’œuvre de Dürer témoigne d’une étroite correspondance entre la pensée symbolique et la pensée sensible, dont la coordination est établie quand se constituent dans tous les ensembles « mesurés » des rapports de proportions entre les parties d’un tout, et entre les parties et le tout. La plus célèbre est la « proportion harmonique », caractéristique d’une suite de nombres d’objets quantifiés, se succédant de telle sorte que le rapport entre le premier et le dernier nombre soit équivalent à la différence des rapports de deux nombres successifs, par exemple dans la suite « 2, 3, 6 ». La plus illustre de ces proportions est le « nombre d’or : 1,618 », désigné par la lettre grecque « φ » (Phi). Ainsi, selon l’expression, pour « qui a de la « suite » dans les idées », la pensée symbolique tend vers la pensée harmonique diffusant l’harmonie dans l’être pensant. L’étymologie du mot « symbole » concorde en ce sens avec celle d’« harmonie », qui vient du grec ancien « ἁρμονία, harmonia, arrangement, ajustement », lui-même dérivé de « ἁρμόζω, harmozō, joindre, unir, faire coïncider ».

Non seulement ce rapport de proportion harmonique peut s’inscrire dans une suite de nombres dans un même domaine de connaissance, mais également entre les différents niveaux et plans de conscience de l’être pensant. En pratique, l’initiation à la pensée symbolique s’effectue horizontalement par la mesure sur le plan matériel d’édifices aux dimensions harmonieuses, tel le Parthénon à Athènes, et se perpétue en transposant verticalement cette harmonie pour qu’elle se réalise « entre » les plans matériel et spirituel. Trois niveaux de connaissance et de conscience s’y superposent, inspirant la symbolique du Temple de Robert Fludd (1574-1637), philosophe, alchimiste, et Rose+Croix britannique, et correspondant symboliquement avec les trois gravures de Dürer : le Temple de Salomon, le corps, et le « Le Chevalier … » ; le Temple de l’Esprit, l’âme, et « MELENCOLIA § I » ; le Temple céleste, l’esprit, et « Saint Jérôme … ».

Ce Temple reprend le schéma traditionnel de saint Paul et toute la gnose : soma, psyché, pneuma, symbole global de l’homme destiné à une mutation ascendante du corporel au spirituel, par un parcours de tous les plans de l’existence. Ils correspondent dans la symbolique alchimique à la « calcinatio » (combustion des impuretés), préalable à la « solutio » (purification), et à l’« illuminatio », respectivement l’Œuvre au noir, au blanc, et au rouge.

Et dans cette aventure spirituelle, les troubles précèdent la paix de l’âme, et l’initié est d’abord confronté à ses propres « démons ». Le Chevalier de la gravure de Dürer illustre cette phase de l’Œuvre au noir alchimique, quand s’agrègent autour de lui, sur lui, et en lui les emblèmes de ses combats. Le nom originel de l’œuvre « Ritter, Tod und Teufel » désigne plus précisément un reître (de l’allemand Reiter, littéralement « cavalier »). Ce type de cavalerie lourde d’origine germanique qui apparut dans les années 1540 portait fréquemment une armure noircie, et son cheval ne portait pas de barde (ensemble des différentes pièces d’armure destinées à protéger un cheval sur un champ de bataille) afin de faciliter les mouvements. Il avance lourdement du pas de son noir destrier, de droite à gauche si l’on figure son mouvement par un trait, sur une ligne horizontale.

Dans la symbolique du mouvement, aller de la droite vers la gauche indique un désir de retourner aux sources, de redonner du sens à la vie en se rattachant aux traditions ancestrales, et tend à se traduire par le repli sur soi, l’introversion, la réflexion, le recours à l’expérience. La mort initiatique est derrière lui et déjà le diable apparaît pour l’accompagner, juché sur une monture sans tenue, tendant la tête vers le sol en quête d’une improbable herbe à brouter, dissociant son attention de celle de son cavalier, à l’inverse du destrier regardant droit devant lui parallèlement au regard de son cavalier, car en synergie avec lui. La symbolique du centaure traduit cette union de la sphère humaine à celle du cheval, générant un être plus puissant, une entité énergétique nouvelle et la conscience d’un autre univers.

Le diable cherche à rompre son effort de concentration et son travail intérieur soutenu dans le temps sacré de l’initiation, et tente de dévier son regard vers un sablier, symbole du temps matériel plat linéaire et de l’attachement à ses unités de mesure. Bien que le paysage environnant et le chien attaché à ses pas tendent à le ramener au temps linéaire, il est prêt à relever sa lance pour combattre et garder à distance le diable et sa tête cornue, rappelant le combat d’un Adepte et de ses démons : « J’aperçus un effroyable dragon qui avait un énorme dard à trois pointes qui cherchait à me lancer son haleine mortelle. Je m’élançai sur lui en criant : « Lorsqu’on a tout perdu, que l’on a plus d’espoir, la vie est un opprobre et la mort un devoir ». Il ouvre sa gueule pour me dévorer, je lui plonge dedans avec tant de force ma lance que je pénètre jusqu’aux entrailles, je lui déchire le cœur ; et afin qu’il ne pût m’atteindre, je faisais en même temps de rudes efforts à l’aide de ma lance pour détourner la direction de sa tête. » (Cyliani, Hermès Dévoilé, 1832)

L’environnement du Chevalier le rattache à la dimension matérielle de l’existence, depuis la base martelée par le quaternaire des sabots jusqu’au sommet où s’élèvent des tours rondes de pierres. Mais il s’agit moins en cette phase de l’Œuvre de combattre cette dimension que d’apprendre à y trouver son équilibre, une « tenue » parfaitement symbolisée par l’assiette du cavalier et la puissance contenue de son destrier. Il module ainsi son « rapport au monde » en contenant de la lance les assauts de ses démons, et en relevant le niveau d’acuité de son regard pour les maintenir à distance dans de justes proportions et mieux les connaître et apprendre à se « maîtriser ». Séparer pour redécouvrir et renouveler toute la saveur d’un désir ou d’une transgression relève de disciplines remontant à la plus haute antiquité et relie paradoxalement les esthètes et les ascètes. Si les uns savourent les plaisirs de la vie quand les autres s’en écartent, les uns et les autres cultivent l’art d’une certaine distanciation, comme l’artiste au travail prend régulièrement du recul pour « saisir » l’objet de son désir et se « ressaisir » lui-même, se re-connaître et s’accepter.

L’état de mélancolie de l’ange androgyne de MELENCOLIA § I est tout à fait propice à ces artistes « en » création, investis et comme enfouis dans l’œuvre en cours, sachant maintenir en eux cette « mélancolie » pour stimuler leur imaginaire, mot transcrit du grec « μελαγχολία, melankholía » composé de « μέλας, mélas, noir » et de « χολή, khōlé, la bile ». Ils ont l’art de faire couler et d’entretenir en eux un filet de « bile noire », nécessaire à la manifestation de l’inspiration et au déclenchement de l’impulsion créatrice, et juste suffisante par ailleurs pour éviter ses effets destructeurs. La mélancolie était considérée par les grecs comme une source de génie ou de folie pouvant conduire, du fait de la tristesse qu’elle engendre, à la contemplation et à la créativité. Elle permettait dans ce sens antique de traverser un temps de crise, et tout en faisant son deuil d’un évènement, de renouveler le sens de la vie. Ce travail de re-connaissance et de re-naissance, bouclant sur lui-même, substitue au temps linéaire de la dimension matérielle de l’existence le temps cyclique sacré du travail intérieur « régulièrement » renouvelé. Le chien courant près du Chevalier se met alors en boule, reposant désormais en bas à gauche de la gravure MELENCOLIA § I, symbole de ce temps initiatique cyclique mesurant les transformations intérieures de son « maître », jusqu’à l’union en lui du corps et de l’esprit, du fixe et du volatil. Les alchimistes traduisent cette union par la figure de l’Ouroboros, le serpent qui dévore sa queue, symbole d’une perfection en cette phase de l’Œuvre au blanc « soulignée » ici par la sphère.

Après avoir extrait du bois de sa matière première végétative quatre clous métalliques, à l’aide d’une tenaille et d’un marteau arrache-clous de couvreur et de charpentier, pour permettre à sa matière de s’élever, l’ange androgyne sait conjuguer ensemble les vertus de ses « métaux » et du bois sous la forme d’un rabot, symbolisant l’union des principes mâle et femelle, soufre et mercure alchimiques. Le sablier est désormais surmonté d’un cadrant solaire qui le domine, mais aucune ombre n’indique l’heure car c’est le « soleil noir » qui rayonne, un cercle sans point central fixe « éclairant » le nom et le sens de la gravure. C’est la nuit et le temps est serein, car une « mer d’huile », le « mercure des sages » des alchimistes, dans laquelle se reflète et luit le soleil noir, baigne le paysage de son « feu froid » jusqu’à l’horizon. C’est le feu  qui domine le noir  de l’œuvre, un « feu aqueux » qui brûle sans détruire, une « eau sèche » qui ne mouille pas les mains, union du soufre et du mercure, du fixe et du volatil, symbolisés par les deux triangles inversés du sceau de Salomon  .

Ces deux triangles se sont espacés l’un de l’autre pour former deux des huit faces du polyèdre massif de pierre de la gravure, les six autres faces étant des pentagones parallèles deux à deux, où le nombre « φ » (Phi) est omniprésent. Sont en effet dans le rapport du nombre d’or « 1,618 » : (le grand côté des polyèdres / le rayon d’une sphère englobant ces six côtés), (le rayon de cette sphère / le plus petit côté des polyèdres), et les angles de 108° et 72° des faces des polyèdres, présents dans les triangles d’or de l’étoile à cinq branches, l’« étoile flamboyante ». Ce polyèdre illustre la transfiguration de la matière amorphe qui revit par son passage au creuset alchimique représenté en bas à gauche de la pierre, se dépure et devient cristalline. En ce polyèdre aux six faces en forme de diamant se cristallise l’espace-temps sacré de l’œuvre au blanc, imprégnant l’esprit de l’ange androgyne éclairé par les vertus des plantes aquatiques qui le couronnent : la renoncule d’eau et le cresson de fontaine, symboles vivants du flux maîtrisé d’une source d’« eau sèche » coulant dans sa propre « mer hermétique ».

Cette vie « hermétique » intense se reflète également dans la structure du carré magique d’ordre 4 et d’unité 34 de la gravure. Sa grille carrée de 4 nombres par côté est en effet remplie de façon telle que la somme des nombres de chaque ligne horizontale, verticale ou diagonale ait la même valeur 34, de même que la somme des quatre nombres du centre, et des quatre nombres extérieurs. En tout, dans ce carré magique gnomon, 86 combinaisons de quatre nombres totalisent la valeur 34, en faisant tourner les nombres par 1/4, 1/2, 3/4 de tours autour du centre, ou en les faisant pivoter autour d’axes de symétrie : les premières et deuxièmes médianes et diagonales.

Ces mouvements génériques autour d’un centre et d’un axe déterminaient aussi au temps de Dürer les « figures-mères » des marques des tailleurs de pierre de la « Bauhütte », la Loge allemande des bâtisseurs, par division, rétrécissement, et basculement des carrés, à l’intérieur de laquelle chaque tailleur de pierre de la loge traçait sa marque. (Franz Rziha, Etudes sur les marques de tailleurs de pierres) Ce carré magique d’unité 34 signe ainsi l’Œuvre au blanc, dans un temps intermédiaire entre le nombre 4 de la matière aspirant à s’élever, et inspirée en retour par le nombre 3 de l’esprit, dans un espace entre les nombres 3 et 4 où rayonne le nombre 5 en son étoile flamboyante. Dans ce carré, le nombre 1514, année de création de MELENCOLIA § I, est comme charnière entre deux groupes de 8 nombres du carré magique, le temps du macrocosme où l’Œuvre spirituelle s’accomplit à gauche et le temps du travail matériel qui se réalise à droite. Dans le « triangle d’or », triangle rectangle aux dimensions 3, 4, 5, la diagonale 5 régit le travail de distanciation du regard des artistes au travail.

L’ange androgyne fixe ainsi du regard le soleil noir, mais reste assis en attendant de pouvoir déployer ses ailes. Que lui manque-t-il pour s’envoler alors que son œuvre est parfaite ? La balance et ses deux plateaux vides répondent par défaut en symbolisant une autre pesée relevant du « poids de l’art » et du « poids de nature » des alchimistes. « Si les poids de l’art sont connus de l’artiste et rigoureusement déterminés par lui, en revanche, le poids de nature est toujours ignoré, même des plus grands maîtres. C’est là un mystère qui relève de Dieu seul dont l’intelligence demeure inaccessible à l’homme. L’Œuvre débute et s’achève par les poids de l’art ; ainsi l’alchimiste, préparant la voie, incite la nature à commencer et à parfaire ce grand labeur. Mais, entre ces extrémités, l’artiste n’a point à se servir de la balance, le poids de nature intervenant seul. » (Fulcanelli, Les Demeures Philosophales) La cloche de la gravure destinée à sonner la fin de l’Œuvre au blanc demeure ainsi immobile, sa corde sortant du cadre jusqu’à une main invisible et insaisissable…

Mais la cloche ne sonne pas, malgré l’apparition d’un arc en ciel en haut de la gravure, car l’ange androgyne, symbole d’un premier Adam immortel, doit céder la place à un deuxième Adam, imparfait et mortel représenté par Saint Jérôme lui-même. Après le foisonnement des symboles reliés par des pensées symboliques de MELENCOLIA § I, liées au temps de l’Œuvre, Dürer fait appel aux sens et aux pensées sensibles, à travers « Saint Jérôme en son étude », pour lier dans l’espace le visible et l’invisible et deux types de lumière : la lumière spirituelle de l’auréole du saint et de la spiritualité, et la lumière baignant la pièce et tous ses objets matériels et symboliques. Ses clairs-obscurs adoucissent la rigueur de la construction géométrique dans un subtil équilibre d’atmosphère propice au bien-être et au travail, les objets comme les êtres semblant animés de l’intérieur et reliés entre eux.

Ce couple lumière-ombre symbolise par ses nuances subtiles les rôles différents et successifs joués dans l’Œuvre alchimique par un même couple d’acteurs, le soufre et le mercure, en particulier après leur union sous forme d’un dissolvant aux différents noms (eau mercurielle, mer des sages, …) représentés par les personnages et les objets des gravures. Leur totalité harmonieuse et dynamique est symbolisée par la lourde calebasse des pèlerins, la « γκλάβα » grecque désignant familièrement « la tête, la caboche », gonflée d’eau, et sa vrille rameuse, spirale vivante en mouvement s’enroulant à l’infini autour d’un centre.

Ainsi au premier plan un chien ou une « chienne d’Arménie », emblème du mercure, repose en totale sécurité à côté d’un lion, symbole du soufre, leur bien-être commun témoignant de l’union des principes actif et passif, soufre et mercure, mâle et femelle qu’ils symbolisent, le « lion vert » de cette phase de l’Œuvre. Le lion veille sur la trappe d’accès à la cellule du moine et maintient actif le lien avec le dissolvant des métaux, la mer d’huile et le « mercure des sages » des alchimistes de MELENCOLIA § I. La calebasse, qui renferme le breuvage du pérégrinant, est aussi l’image des vertus dissolvantes de cette eau mercurielle, elle-même assimilée au vieillard, au pèlerin et au voyageur du grand Art. Au terme de son pèlerinage, le vieillard renaît dans « un corps nouveau, régénéré, d’essence volatile, représenté par le chérubin ou l’ange qui domine la composition. Ainsi la mort du vieillard donne naissance à l’enfant et lui assure la vitalité. » (Fulcanelli, Les Demeures Philosophales)

Dürer représente ce vieillard sous les traits de Saint Jérôme, et l’enfant sous ceux de l’angelot de MELENCOLIA § I, l’un et l’autre assis et concentrés, appliqués à écrire, leurs front baissés, de taille semblable et luisant pareillement, suggérant un lien de parenté. On imaginerait presque, pour relier les symboles des deux gravures, la partie supérieure de l’échelle dressée derrière l’angelot sortant du cadre de la gravure et s’adossant au rebord de la trappe de l’étude de Saint Jérôme…

Cette renaissance du vieillard en angelot et son retour auprès de l’ange androgyne signe surtout sa « réincrudation », terme alchimique traduisant le rajeunissement et la revivification des métaux sous l’action du dissolvant des métaux, ô combien emblématique pour Dürer graveur sur cuivre ! « Les métaux, liquéfiés et dissociés par le mercure (l’eau mercurielle), retrouvent le pouvoir végétatif qu’ils possédaient au moment de leur apparition sur le plan physique. Le dissolvant fait en quelque sorte pour eux l’office d’une véritable fontaine de Jouvence. Il en sépare les impuretés, (…) les ranime, leur donne une vigueur nouvelle et les rajeunit. C’est ainsi que les métaux vulgaires se trouvent réincrudés, c’est-à-dire remis dans un état voisin de leur état originel, et dès lors qualifiés de métaux vivants ou philosophiques. (Fulcanelli, Les Demeures Philosophales) Cette réincrudation ou retour à l’état primitif a surtout pour objet l’acquisition d’un second soufre, le lion rouge alchimique.

Tandis que l’ange androgyne tient son compas d’une main relâchée et ferme à la fois, le lion est pareillement couché et vigilant, à la fois « lion vert » en osmose avec la chienne mais encore séparé d’elle, et « lion rouge » quand ils ont « fusionné ». « Le Lion rouge n’est autre chose, selon les Philosophes, que la même matière, ou Lion vert, amenée par certains procédés à cette qualité spéciale qui caractérise l’or hermétique ou Lion rouge. C’est ce qui a engagé Basile Valentin à donner ce conseil : Dissous et nourris le vray Lion du sang du Lion vert, car le sang fixe du Lion rouge est fait du sang volatil du vert, parquoy ils sont tous deux d’une même nature. » (Fulcanelli, Le Mystère des Cathédrales) Une fois obtenu ce lion rouge et ce soufre principe séparé du métal ouvert et rendu vivant, emblème de l’Œuvre au rouge, l’artiste peut espérer parvenir à l’Elixir couronnant toute son Œuvre.

Le pèlerinage est accompli et le chapelet du pèlerin repose désormais près d’une paire de ciseaux refermés et de feuilles de papier pliées en quatre dans leur logement sur le mur de l’étude de Saint Jérôme. Leur quaternaire sans mouvement confirme celui des livres fermés et de la paire de pantoufles disposés à l’équerre entre le chien endormi et le crâne d’un mort. Ils contrastent d’autant plus avec le chapeau de cardinal aux larges bords luisant doucement sous le soleil de ses deux cercles concentriques. Ses 30 pompons rouges à l’origine strictement organisés par l’Eglise à la Renaissance et répartis sur des cordelettes en 2 pyramides latérales de 5, 4, 3, 2, 1 pompons, ont été réduits à 2 pompons auxquels s’accrochent avec légèreté les fils desserrés des cordelettes disparues, semblant relier les deux temporalités du sablier matériel à gauche et de la spirale spirituelle à droite.

A la joie diffuse régnant autour de Saint Jérôme auréolé répond l’atmosphère prégnante attachée à l’ange androgyne, dans un contraste d’autant plus saisissant que leurs deux univers se relient comme deux phases indissociables d’une Œuvre globale commune. Dürer parvient ainsi à traduire le mouvement généré par les polarités opposées des symboles placés « en regard » les uns des autres, et à captiver, presque à capturer le regard de ceux qui contemplent ses chefs d’œuvre. Sous leurs yeux les objets statiques se métamorphosent en symboles et en opérations mystérieuses porteuses de sens et d’une lumière les pénétrant en retour. Les gravures de Dürer ne se contemplent alors pas seulement en remuant des vernis de connaissances, mais se ressentent de bien plus loin et plus profond en réveillant un Devoir Etre en chacun(e) et en l’appelant au sursaut, à l’éveil et à la re-naissance. Le chiffre romain « I, un » ou la lettre « I, i » de MELENCOLIA § I peuvent illustrer ce sursaut de conscience des êtres en recherche intérieure, la soudaine revivification de signes amorphes en symboles, et la résurgence du « nombre » sous le « chiffre » et de « l’esprit » sous la « lettre ».

Saint Jérôme, patron des exégètes, des érudits, des traducteurs et des philologues, incarne ces pèlerins en quête d’eux-mêmes et de Dieu, leur bâton de pèlerin « réduit » à la taille d’un stylet, sa connaissance des racines des mots et des langages les plus anciens éclairant les idées et les pensées qu’ils structurent et véhiculent. Le grec ancien en particulier participe puissamment à la formation de la pensée, sa pratique reposant « avec rigueur sur de solides réflexes de classement et de logique, et conduisant à un apprentissage permanent d’agencements et de relations entre des éléments combinables et hiérarchisés qu’il faut séparer, classer, relier, et coordonner. Elle contraint également à poser constamment des hypothèses de grammaire et de sens, à bâtir des anticipations, puis à choisir pour des raisons objectives et motivées qui s’apparentent à la démonstration et forment à l’esprit scientifique. » (Agnès Joste, Contre-Expertise d’une trahison)

Sur les fondements d’une langue aux racines revivifiées, l’alchimiste travaille pareillement à séparer, relier, et coordonner les principes premiers de son Art Royal, le mercure, le soufre et le sel, le titre de la gravure MELENCOLIA § I concentrant en un mot, un signe et une lettre cette phase de l’Œuvre en cours. La transcription phonétique du mot grec « μελαγχολία, melankholía » en lettres majuscules latines, avec remplacement de la quatrième lettre de ce mot (« α, Α » « a, A ») par un « έ, E », transformerait le sens de « MELENCOLIA » en celui de « μέλ ἐν χολή, futur dans la bile ». Ecrit avec un A, MELANCOLIA désignerait un état bilieux subit passivement et négativement dans le présent , alors qu’avec un E, MELENCOLIA, l’état bilieux préparerait activement et positivement le futur. Le signe « ҆ » couvrant les « ε » de « μέλ ἐν χολή », appelé « esprit » en grec ancien, est ainsi projeté en dehors du mot « MELENCOLIA » sous la forme d’un « esprit mordant » sur lequel il s’inscrit.

Le signe de ponctuation « § » séparant « MELENCOLIA » du « I » rappelle la « coronis » grecque par sa graphie stylisée. Ce « signe » (de « πνεῦμα, pneûma, souffle), se rencontre parfois en cours de lecture d’un rouleau-livre pour indiquer un passage jugé particulièrement intéressant, et à la fin d’un rouleau pour attirer l’attention sur un point remarquable du texte. Ici la « coronis » précède le I (i), symbole du soleil, selon Plutarque. L’esprit mordant semble en effet porté par l’onde et le souffle du soleil noir, jusqu’à l’incarner. Mais une telle relation de « signe » à « signifié », entre l’esprit et le soleil noir, n’existe que pour les êtres vivants et actifs qui s’appuient sur les signes qu’ils perçoivent ou ressentent pour donner du sens à une unité morcelée, et qui travaillent à rassembler à nouveau ce qui a été séparé.

L’esprit de MELENCOLIA « mord » car sa morsure est acceptée par les « mordus » passionnés par l’œuvre de Dürer, « adhérant » par « les sens » à l’impression ressentie à sa vue, tout en intégrant « le sens » des symboles qu’elle véhicule. Dürer rend sensible par ses gravures le croisement de la pensée symbolique et de la pensée sensible, invitant les spectateurs de ses œuvres à en devenir les acteurs, et par un travail intense du regard à les visualiser et presque à les manipuler pour en « saisir » de façon technique les idées. Il rend initiatique l’aperception passive, décrite par Leibniz, du bruit de chacune des vagues « noyé » dans le bruit de la mer, en ré-insufflant de la vitalité dans le processus perceptif, et réveille en les conjuguant la perception et l’aperception, jusqu’à percevoir l’entraperçu, entre-aperçu en passant « entre » les perceptions multiples, en passant « outre » leurs obstacles, pour atteindre un élément lumineux éclairant le tout d’une vision holistique.

Le regard actif peut alors passer outre la menace de l’esprit mordant, remonter à la source de sa lumière sombre, le soleil noir, et passer par son point central pour « recevoir la lumière » d’un soleil à présent resplendissant, l’astre baignant la chaude cellule de Saint Jérôme. Mais dans ce voyage « inter-stellaire » intérieur, le regard remonte le temps comme les méga-télescopes remontent jusqu’aux premiers temps de la formation de l’univers, et comme eux il fait ressurgir les images et souvenirs de sa propre existence, autant d’esprits mordants et souvent d’épreuves à dépasser pour espérer être véritablement « éclairé », c’est-à-dire éclairé « en vérité ».

Cette aventure intérieure est éclairée par le croisement des deux pensées symbolique et sensible, dont l’emblème est « la lettre grecque « X » (khi), symbole de la lumière manifestée, initiale des mots Χώνη, Χρυσός et Χρόνος, le creuset, l’or et le temps, triple inconnue du Grand Œuvre. La croix de Saint-André (Χίασμα), qui a la forme de notre X français, est l’hiéroglyphe, réduit à sa plus simple expression, des radiations lumineuses et divergentes émanées d’un foyer unique. Elle apparaît donc comme le graphique de l’étincelle. On en peut multiplier le rayonnement, il est impossible de le simplifier d’avantage. Ces lignes entre-croisées donnent le schéma du scintillement des étoiles, de la dispersion rayonnante de tout ce qui brille, éclaire, irradie. Aussi en a-t-on fait le sceau, la marque de l’illumination et, par extension, de la révélation spirituelle…

« Le X grec et le X français représentent l’écriture de la lumière par la lumière même, la trace son passage, la manifestation de son mouvement, l’affirmation de sa réalité. C’est sa véritable signature… Ce symbole de la lumière se retrouve dans l’organe visuel de l’homme, fenêtre de l’âme ouverte sur la nature. C’est le croisement en x des bandelettes et des nerfs optiques que les anatomistes nomment « chiasma » (du grec Χίασμα, disposition en croix, de Χιάζω, croiser en X). (Fulcanelli, Les Demeures Philosophales)

Dürer le mathématicien concentre dans son carré magique la montée « en puissance » vers cette lumière, en révélant sous l’« addition » des nombres de chaque ligne et leur somme 34 une autre opération par « multiplication » du nombre 17 et des « puissances » du nombre 2 : (21 x 17 = 34, somme des 4 nombres de chaque ligne), (22 x 17 = 68, somme des 8 nombres de chaque moitié du carré), (23 x 17 = 136, somme totale des nombres du carré). Pour Raban Maur, moine de l’abbaye de Fulda en Allemagne, au IXème siècle, auteur du livre « Louange de la sainte croix » et de ses vingt-huit grilles poétiques jouant sur les lettres et les nombres pour tracer des figures symboliques, le nombre 17 est celui des mystères des prophètes (du grec προφήτης, profétès, docteur et interprète de la parole divine) : les dix préceptes de la loi et les sept dons de l’Esprit. En mathématiques, le nombre 17 est la somme des quatre nombres entiers premiers (2, 3, 5, 7), et n’admet comme tout nombre premier que deux diviseurs entiers et positifs : le nombre 1 et lui-même.

Le nombre 17, cette « unité » de mesure spirituelle, opère en ceux et celles qui affrontent leurs propres mystères et n’hésitent pas à remettre en cause le confort intellectuel trompeur de leurs idées et croyances, quitte à subir l’ire de l’ordre établi. A leur naissance, leur nombre 2 n’est qu’unité symbolisée par sa « puissance zéro » (20 = 1), et demeure dans une unité conjointe à celle du nombre 17 sous la forme du « produit » (20 x 17 = 1 x 17 = 17). Puis la vie brise cette union originelle jusqu’au temps où s’affirme la volonté de la retrouver et de re-naître à une vie nouvelle. C’est le temps de la re-naissance et des trois temps de l’initiation représentés par les gravures : la résolution des dualités conflictuelles symbolisée par la formule (20 x 17) et « Le Chevalier … », la dualité constructive des principes actifs premiers de la Nature (mâle et femelle, soufre et mercure …) symbolisée par la formule (22 x 17) et « MELENCOLIA § I », la dualité couronnée par son « produit » symbolisée par sa formule (23 x 17) et « Saint Jérôme … ».

Dürer célèbre ce triomphe alchimique par la transformation du blason de la famille Dürer, un portail jaune sans relief ouvert sur fond rouge (de l’allemand Dür (Tür) : porte), par le même portail en relief ouvrant sur un fond bleu comme animé de volutes subtiles. Ces « armes parlantes » exprimant par une figure le nom de leur possesseur, deviennent « armes chantantes », un heaume d’argent de chevalier surmontant le blason primitif, d’où jaillissent à profusion des feuilles d’acanthe dans la moitié inférieure des « armes », et dans la moitié supérieure un phénix à « tête de Maur(e) » coiffé à son tour d’un bonnet (phrygien ?) d’alchimiste « d’or » et « d’argent ». Tout l’art héraldique se déploie chez Dürer pour « illustrer » le triomphe de l’Œuvre de transmutation accomplie par ses « métaux » « d’or » et « d’argent », et par sa « couleur » « d’azur », toute la symbolique d’un Chevalier de l’Esprit accompli.

Sous son heaume d’« argent » « contourné » à sénestre, le Chevalier suit la ligne de mire d’or de son regard intérieur, animant et coordonnant ses symboles bichromatiques « d’azur » et « d’or » en mouvement. En termes alchimiques le « vitriol » bleu du sulfate de cuivre (soufre + cuivre), incarné par Dürer graveur sur cuivre, travaille à l’avènement de l’or solaire, Œuvre concentrée dans l’acronyme V.I.T.R.I.O.L. : « Visitare Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem : Explore le tréfonds de la Terre ; en purifiant tu trouveras la Pierre cachée. » : le « grain de l’or » de Nicolas Flamel, le « Maur(e) coiffé jaillissant du heaume.

Ce travail est sous-tendu par l’entrecroisement permanent des deux pensées symbolique et sensible, illustrée avec truculence par Rabelais (1483 ou 1494-1553), chrétien et libre penseur, médecin et bon vivant, mettant en scène dans Gargantua deux personnages en train de pleurer de rire représentant Démocrite « héraclitisant », et Héraclite « démocritisant ». Démocrite riait beaucoup de la vie qui s’emploie à chercher des biens imaginaires : puisqu’un grand nombre de nos sensations reste inaperçu, soit la vérité n’existe pas, soit elle nous est cachée. Son enseignement se veut une méthode pour atteindre le bonheur par l’ataraxie (du grec « ἀταραξία, ataraxía, absence de troubles ») la paix de l’âme, en acceptant, avec courage et amour, tout décret du destin inexorable, en accomplissant loyalement son devoir en dépit des circonstances, et en agissant avec bienveillance envers les autres Hommes.

Connu pour son humeur « mélancolique », Héraclite (fin 6ème siècle av. J.-C.) pleurait de tout quand Démocrite riait de tout. Bien avant Socrate, il appliquait à la lettre le « Γνῶθι σαυτόν, Connais-toi toi-même » car, disait-il, « il faut s’étudier soi-même et tout apprendre par soi-même ». [L’être est éternellement en devenir ; ce qui vit meurt et ce qui est mort devient vivant ; ce qui est visible devient invisible et ce qui est invisible devient visible ; le jour et la nuit sont une seule et même chose. L’homme doit se réveiller pour tendre vers la sagesse et le « logos » principe de toutes choses. « Les hommes ne s’aperçoivent pas plus de ce qu’ils font étant éveillés, qu’ils ne se souviennent de ce qu’ils ont fait en dormant. » (Héraclite, Contre les mathématiciens)

Le croisement par Rabelais des deux philosophies de Démocrite et d’Héraclite génère un « être au monde », ordre et puissance vivante incarnés, d’où le divin n’est pas exclu, mais bien au contraire constituant son « creuset ». « Les ouvrages de Rabelais sont signés du pseudonyme Alcofibras Nasier, anagramme de François Rabelais, suivi du titre d’abstracteur de quintessence, lequel servait au moyen-âge, à désigner dans le langage populaire les alchimistes du temps. Le célèbre médecin et philosophe se déclare ainsi, sans conteste, Adepte et Rose-Croix, et place ses écrits sous l’égide de l’Art sacré … Son ouvrage capital, intitulé Pantagruel, est entièrement consacré à l’exposition burlesque et cabalistique des secrets alchimiques, dont le pantagruélisme embrasse l’ensemble et constitue la doctrine scientifique. Pantagruel est formé d’un assemblage de trois mots grecs : παντα, mis pour παντη, complètement, de manière absolue ; γύη, chemin ; ἔλη, la lumière solaire. Le héros gigantesque de Rabelais exprime donc la connaissance parfaite du chemin solaire, c’est-à-dire la voie universelle. » (Fulcanelli, Les Demeures Philosophales)

Mais pour boire à sa « Dive Bouteille », les héros de leur propre vie doivent trinquer comme se croisent leurs deux axes de pensées. TRINCH ! Ce mot donné à la Dive Bouteille, renvoie à la dualité symbolique du « boire ». « Bacbuc en donne l’explication : Trinch est un mot panoraculaire, et compris de toutes nations, et il signifie pour nous : Buvez. (...) Mais ici maintenons que ce n’est pas rire, mais boire, qui est le propre de l’homme (...) Car (le vin) a le pouvoir de remplir l’âme de toute vérité, de tout savoir et de toute philosophie. Si vous avez remarqué ce qui est écrit en lettres ioniques sur la porte du temple, vous avez pu comprendre que dans le vin est cachée la vérité. La Dive Bouteille vous y envoie, soyez vous mêmes interprètes de votre entreprise » (Rabelais, Pantagruel, Cinquième Livre). Imbibons-nous de nous-mêmes en buvant à la source de la connaissance, la sagesse hellénique vibrant dans le cœur des philosophes à l’œuvre, des hommes ayant à cœur d’œuvrer !

Patrick Carré

Janvier 2015




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